Séminaire résidentiel : "l'immonde et la mondialité". (8-14 juin 2015, SEIGNY)

Denis Duclos

CNRS, EHESS, L.I.S.S.T. C.A.S., S.G.A.P, Séminaire Pluralité ou Dystopie/Geo-anthropology.com/Dystopies.com


-Séminaire résidentiel « l’Immonde et la Mondialité » organisé par Michel Boccara et Denis Duclos, en mémoire de Mary Douglas : du 8 au 14 Juin, 21150 Seigny
Inscriptions auprès de Denis Duclos (06 86 87 96 36)

Voici l’argument (servant seulement de première piste) pour le séminaire.
On partira d’une citation de Claude Lévi-Strauss:
« Pour mes compagnons lancés dans l’aventure après une existence souvent paisible, ce mélange de méchanceté et de bêtise apparaissait comme un phénomène inouï, unique, exceptionnel, l’incidence sur leur personne individuelle et sur leurs geôliers d’une catastrophe internationale comme il ne s’en était encore jamais produit dans l’Histoire. Mais moi, qui avais vu le monde, et qui au cours des années précédentes, s’était trouvé placé dans des situations peu banales, ce genre d’expériences ne m’était pas complètement étranger. Je savais que de façon lente et progressive, elles se mettaient à sourdre comme une eau perfide d’une humanité saturée de son propre nombre et de la complexité toujours plus grande des problèmes, comme si son épiderme eût été irrité par le frottement résultant d’échanges matériels et intellectuels accrus par l’intensité des communications (..) Toutes ces manifestations stupides, haineuses et crédules que les groupements sociaux sécrètent comme un pus lorsque la distance commence à leur manquer, je ne les rencontrais pas aujourd’hui pour la première fois. »
Tristes Tropiques, (1955)


Nous sommes incités à la prudence pour mettre en discussion l’immonde, ne serait-ce que parce qu’il correspond à ce qui indigne tout un chacun, et que l’objet principal provoquant cette indignation (ou ce dégoût)… n’est pas le même pour chacun et finit même par prendre des valeurs opposées.
La prudence, ici, c’est la mise à distance temporaire (qui ne nous délie en rien de nos attachements et de nos jugements) qu’on appelle « recherche ». C’est-à-dire tentative de compréhension plutôt qu’engagement partisan immédiat. C’est un exercice difficile, surtout, justement, quand l’emportement indigné gagne sur la méditation ou la réflexion en posant ses propres barrières. Il faut peut-être voir cela comme la mare (immonde ?) où viennent boire les fauves au côté des ennemis et des proies, le moment d’une trêve vespérale (celle-ci étant étendue à au moins 5 jours pour compenser la métaphore de la prédation par celle du convivial !).

Démarche utile, d’autant qu’étrangement ce sont souvent des dégoûts très proches qui conduisent à des prises de position purificatrices, dépolluantes ou émancipatrices très éloignées les unes des autres, voire réciproquement immondes. Ce qui reste à expliquer.
Mary Douglas (Purity and Danger, 1966) nous rappelle que les sentiments de pollution, d’infection sont des idées se référant surtout au désordre, au dérangement, c’est-à-dire au chaos dans le symbolique, lequel nécessite d’organiser le rapport entre le particulier et l’unité du Tout (un peu comme l’envie de vomir en voiture ou en bateau relève d’un désaccord entre l’oreille interne et la perception visuelle du monde environnant). Nous pouvons peut-être appliquer cette intuition au monde mondialisé (que Mary n’a pas vraiment connu dans sa poussée fulgurante des dernières années).
Classiquement, le monde se constitue de son opposition nette à l’immonde, chacun bien localisé (le puits qui reflète avec précision le cosmos versus le cloaque). Le fait que l’immonde se déploie aujourd’hui dans différents sens inassignables n’est-il pas l’indice de ce que le monde lui-même se cherche et n’existe en fait que comme chaos, instabilité, confusion, bref, un « non monde » ? Mais alors si le Tout est immonde… où se cache le Monde ?
Dès lors, la question préalable à l’engagement dans telle ou telle sorte de rejet horrifié, de répulsion, n’est-elle pas de mieux saisir la nature du désordre ?
Risquons une « hypothèse de travail » parmi d’autres tout aussi bienvenues : l’immonde étant ce qui menace un monde de désordre, de confusion, il peut aussi devenir l’envahissement par un ordre. Trop d’ordre tue l’équilibre entre le monde et… son opposé. Si l’ordre remplace le monde qu’il doit seulement ordonner, il devient le signe de l’immonde. Le problème vient alors de ce que l’ordre se présente lui-même, dans son invasion de toute la vie -intime, sociale et politique- comme le défenseur du monde contre ce serait son propre opposé, le désordre. De sorte que devant un ordre désordonnant et un désordre à sauvegarder pour soutenir un ordre réellement « en ordre »…. chacun est confronté à la confusion ! On ne sait plus où donner de la tête d’où vertige et nausée… ou bien rire si l’on admet Raymond Devos) !
Le monde se vivrait aujourd’hui comme proie -déjà perdue- de deux volontés de recouvrement universel : un désordre cru, s’avouant tel ou non, mais repérable à des éclats (parfois mortels) de libération des haines identitaires, territoriales, charismatiques ou religieuses ; un super-ordre supposé liquéfier toutes les résistances dans sa logique organisatrice proliférante.
D’un côté, la seule loi mathématique transposée dans l’ordinateur prolifère, en changeant sur son passage l’Humain en copie de l’ordinateur, et pour cela investit son intimité la plus intime afin de saisir le sujet jusque dans l’acte de penser. L’immonde passe ici par l’indignité d’un sujet ramené au robot consumériste et, par extension, au désir largement partagé de devenir ce robot, débarrassé, dans le fonctionnement, d’émotions trop douloureuses.
D’un autre côté, les passions identitaires se présentent d’elles-mêmes comme d’autant plus immondes qu’elle se veulent purificatrices par leur turbulence mortelle affirmée comme résistance à la noyade dans l’ordre liquide.
Ce qui frappe l’anthropologue (entre autres), c’est la difficulté des critiques de l’immonde opposé à se sentir eux-mêmes comme objets d’une répugnance morale de la part de leurs adversaires. Plus les auteurs participant à la désignation critique, à la dénonciation de l’immonde, de l’indigne, se situent par rapport à lui, présentant des tableaux horrifiques de l’état du monde, et moins ils se perçoivent eux-mêmes comme sources de répulsion pour ceux qui « voient » l’immonde dans le danger symétrique.
L’une des questions à soulever serait la suivante : un monde est-il finalement constitué du conflit entre deux « weltanschaaungs », entre deux façons de voir l’immonde chez l’autre ? Ou, plus paisiblement, résulte-t-il d’un improbable mais nécessaire équilibre limitant les positions réciproquement condamnables ? Un monde ne naît-il pas, après le conflit, de la coexistence de conceptions du monde opposées ? Bref, d’une pluralité ? Et dans ce cas l’immonde commun n’est-il pas seulement ce qui autorise un type d’énoncé quelconque à briguer l’universalité ? Où, dès lors, devrait passer la « frontière » pour inscrire ces reconnaissance partielles réciproques ?
(Ces questions, certes, n’échappent pas elles-mêmes au paradoxe propre à la nature parlante de l’Humain… : évoquant le compromis intolérable, elles peuvent elles-mêmes devenir les marques de l’immonde, celle que signalait jadis le pharmakos… le bouc émissaire !)





intervention conclusive de Denis Duclos : Le moins pire des mondes possibles est-il politisable ?
Le moins pire des mondes possibles est-il politisable ?


La mondialité comme scène d’apparition d’une impossible catharsis

L’immonde, c’est-à-dire ce qui n’est pas tolérable dans le monde, est de même nature que le sacré ou le crime : c’est ce qui est normalement rejeté et maintenu enfermé à l’extérieur, de façon étanche ou filtrée.
Or, dans notre monde à nous, contemporains de la seconde décennie du XXIe siècle, celui qui parachève une mondialité terrestre, circumplanétaire, quasi-terminale, laquelle ne comporte pratiquement encore rien d’humain à l’extérieur, l’immonde est pour ainsi dire coincé à l’intérieur.
Il est partie prenante de ce monde, mélangé à lui, inhérent à son extension et à sa clôture. La catharsis, la purification, l’exorcisme, l’expulsion, semblent devenues plus difficiles.
En un sens, ce serait très positif, car l’extraction symbolique et imaginaire du « mal » s’est bien souvent accompagnée dans l’histoire de haines et de massacres. Il n’est toutefois nullement assuré que la situation inverse -la difficulté d’exorciser- soit automatiquement génératrice de tolérance. Il se peut, au contraire, que l’impossibilité de désigner et d’extraire la malignité (dont l’immonde est la représentation émotionnelle) force à se rapprocher d’un état de « folie » explosive.
Alexandre Duclos a soutenu que la pédophilie et le nazisme constituaient de fait les catégories actuelles de l’immonde, les limites d’amour et de haine précisément coextensives à ce monde planétaire contemporain. On pourrait y ajouter peut-être le fanatisme religieux meurtrier catalysant la colère de jeunes hommes hystériques, jusqu’ici cantonnés dans l’assassinat en série ou le suicide public massacrant.
Mais, d’une part ces limites-là ne sont pas universelles, et des régions culturelles du monde les envisagent de façons variées, voire contraires, ce qui pourrait simplement signifier qu’elles représentent des échos ou des restes d’un passé encore actif, plutôt que des signes de la mondialité actuelle.
Ainsi, de la pédophilie, dont on a noté qu’elle pouvait rencontrer son opposé, la criminalisation de l’enfant, par exemple dans le cas répandu de l’enfant-sorcier, ou de l’enfant-guerrier.
Ou encore du nazisme, qui a pu être interprété comme ultime résistance délirante du nationalisme étroit issu du XIXe siècle, bientôt dépassé par une mondialité qui le rend nécessairement impossible. On enfin du djihadisme qui peut être considéré comme régression à une violence hypervirile, un droit de tuer théocratiquement justifié, soubresaut d’un monde vendettaire au fond considéré déjà fini.
Mais d’autre part, il me semble que ces signalisations de la monstruosité fonctionnent davantage comme des symptômes énigmatiques que comme des bornes, des règles ou des lois désignant clairement la norme pour tous.
Elles peuvent nous « dire » quelque chose de mythique, d’indirect, à propos des dangers de la totalité, comme l’inceste entre adultes et plus jeunes générations, ou entre la société civile et les forces de l’ordre. Bref, elles peuvent nous indiquer confusément le genre de périls qu’on peut rencontrer en se vouant tous à la mondialité comme totalité englobante, mais elles ne peuvent pas, semble-t-il, conjurer le fait qui les fait émerger comme réactivités.
On peut désigner et condamner le pédophile, le militant suprémaciste ou le djihadiste comme porteurs d’immonde, on n’atteint pas, et de loin, la racine, la cause de ce qui les produit comme sujets de réprobation, de honte, d’indignation, d’horreur. Le « Camp du Bien » (pour reprendre l’expression d’Olivier Laurette) ne l’atteint pas, précisément, parce que cette cause -la société-monde-, n’est pas perceptible en tant qu’elle est devenue notre atmosphère, notre milieu impalpable, incontestable et rendu d’autant plus infini, comme par défaut, justement parce que nous savons que ne pouvons pas nous en extraire.
Partons donc de l’affirmation selon laquelle nous ne parvenons pas encore à échapper à la difficulté de construire pour la mondialité contemporaine ce que les sociétés plus anciennes -celle du village, de la tribu nomade ou même de l’empire- étaient parvenues à situer hors de leurs mondes respectifs : les domaines du mal, du démon satanique, du Barbare, etc. Ajoutons seulement qu’il est également difficile d’assurer que cette impossibilité soit en soi… un mal.
En utilisant les mots « pas encore », je souligne qu’on ne peut juste renvoyer la solution de ce problème au seul passé religieux, un passé qui serait enfin dépassé. Comme anthropologue, je suis averti que toutes les sociétés humaines, passées, présentes ou futures, doivent nécessairement, par la logique qui découle du fait de parole, trouver une solution au paradoxe d’un ordre qui ne peut pas se déterminer par sa propre extraction du désordre. Un peu comme le sculpteur à qui on interdirait de toucher à la pierre pour en dégager une forme. Mais nous savons également, sans pouvoir davantage nous le cacher, que chacune des solutions trouvées au paradoxe… sera également paradoxale !
Quoique parfois rencontrée à d’autres échelles bien plus petites, cette situation n’est pas banale. Elle pose une question qui a de quoi nous rendre perplexes, voire nerveux. Que se passe-t-il quand un monde se forme ou se consolide, et qu’on ne peut pas en distinguer, détacher, bannir l’immonde ?
Tout d’abord , cette situation constitue une rencontre faciale avec le paradoxe, puisque tout Monde humain possède par construction son extérieur, et donc son immonde. Cela implique que lorsque l’immonde n’est pas extractible et donc décelable, alors le monde devient également indécelable. Il disparaît aussi, puisqu’il n’en est que l’avers, le côté face, l’autre côté du miroir. Or, c’est proprement paradoxal, puisque cette disparition semble survenir au moment où un « monde réel », quasi-absolu, est en train de se former comme étant justement le monde propre de toute l’humanité comme telle.
Une autre expression possible du même paradoxe, c’est la métamorphose du monde en immonde, son aspiration dans son double complet et parfait dans sa malignité. Car, lorsque le monde ne peut plus désigner l’immonde pour l’expulser, c’est toute la mondialité qui se trouve immédiatement infectée dans l’imaginaire, corrompue, souillée, par la menace de l’immonde. Pour ainsi dire « immondisée » (comme contraire « d’immunisée »). La suspicion n’a plus d’autres limites que le monde lui-même, ce qui se manifeste, par exemple, par la surveillance de masse visant absolument tous les humains. Mais observons à cette occasion qu’un monde devenu entièrement immonde appelle nécessairement son propre monde, à savoir celui des êtres purs, des elfes, de la belle âme aurait dit Hegel.
Pourquoi tout cela relève-t-il du paradoxe ? Parce que nous avons affaire à un effet d’autoréférence, de cercle vicieux : puisque tout monde produit son immonde comme son ombre ou son envers, alors l’immonde ne peut être que le signe d’un monde. Mais si ce monde est immonde, alors c’est l’immonde qui devient monde, etc. Ce n’est au fond qu’une variante du paradoxe du Crétois menteur énoncé pour nous il y a 2400 ans par Epiménide ou Eubulide, et qui, citée par Bertrand Russell, rendit malade Gottlob Frege, l’un des principaux logiciens du XXe siècle, lequel prétendait réduire la logique à son calcul : si le Crétois menteur dit : « je mens », il dit la vérité puisqu’il est effectivement un menteur, mais s’il dit la vérité, il ment donc effectivement, et s’il ment, il dit la vérité,…etc. Processus autoréférent, circulaire, implacable qu’on retrouve bien dans le : si le Monde n’est plus le monde (puisque pollué par l’immonde il le devient), alors l’immonde est devenu le monde. Or le monde est pur et non immonde par définition, c’est donc que l’immonde est pur. Mais si l’immonde est pur, c’est que l’impur est ailleurs : dans le monde. Or l’immonde est la définition de l’impur, donc… etc.
C’est ce côté inéluctablement paradoxal que nous avons rencontré, par bribes, tout au long du séminaire, et qui, nous forçant à « cavaler » mentalement d’un rebord à l’autre, lui a donné ce caractère à la fois très intense, très productif je trouve, très « intelligent » (en termes de niveaux intellectuel et culturel mobilisés avec enthousiasme par les participants), et ce côté « fatigant » d’une navigation sans port, d’une agitation, éventuellement ressentie comme vaine.
Mais si j’avais pensé stérile de mobiliser ainsi nos talents -et ils le sont bien plus, je le remarque, que dans l’institution universitaire tendant à devenir acéphale par confinement réciproque au nom du mérite- je n’en aurais pas pris l’initiative. Il me reste un fond de croyance, certes naïve, dans la possibilité d’une solution au moins temporaire, adaptée à l’époque, et ne débouchant pas tout de suite sur une conflictualité ou une domination mortelles.

Observons que nombre d’artistes, d’auteurs contemporains, surtout de films ou de BD, comme Moebius par exemple, ont joué avec ce renversement très visuel, où le monde est envahi par le côté sombre de la force, par les pseudopodes et filaments gluants de la noirceur, laquelle, finalement, pour être perçue, représentée, ne peut que devenir lumineuse, etc.
Ces auteurs populaires, voire vulgaires, avaient été précédé par les poètes et les gens de théâtre, qui, notamment avec le mouvement Dada (comme le rappelle Alexis Forestier), avaient été heurtés de plein fouet par la monstruosité mécanique du premier conflit mondialisé. Mais si, comme je le crois, ceux-ci sont tout de même venus après les mathématiciens et les logiciens dans la découverte de cette pierre de touche du système-monde moderne, cette impossibilité de se stabiliser sans se retourner en son contraire, c’est parce que notre problème a sans doute une nature logique, ou plutôt parce qu’il se situe là où la logique, ce cœur de la croyance en la science, rencontre les autres exigences de la parole humaine.
Comment se défendre contre le paradoxe ainsi découvert comme coextensif à l’humanité dans ce qu’il a de plus insupportable, à savoir, l’impossibilité de sortir du cercle, et donc l’immobilisation figée de toute action visant l’immortalisation du sens, échec contemporain dont parlait déjà Hannah Arendt ?



De l’évitement impossible de quelques solutions impossibles

Il existe un certain nombre de solutions pour sortir du piège d’une mondialité sans extériorité représentant physiquement le réel de notre paradoxe anthropologique, solutions la plupart fictives ou fallacieuses, mais qui ont toutes été essayées avec l’énergie du désespoir par nos prédécesseurs et par nous-mêmes. Or, nous pouvons tenter, en tant que penseurs individuels ou collectifs, d’en examiner la collection à partir d’un regard d’anthropologues quelque peu logiciens.
On peut, en gros, les classer en deux grandes catégories : l’acceptation et le refus du paradoxe, c’est-à-dire de l’impossible, ceux-ci se divisant ensuite en variantes.

Ainsi de L’acceptation de l’impossible :
-elle peut être positive : soit passive, orientée vers le non-agir : il faut s’y abandonner, liegen lassen, insoutenable légereté de l’être, béatitude mystique, etc. ; soit active dans l’existentialisme, la trajectoire, le sillon , etc.
-elle peut être aussi négative: déconstruisons les inacceptations, déboulonnons les cadres moralisateurs ! Pourchassons les grands récits mobilisateurs !
On voit cette variante à l’œuvre dans la pornographie libératrice, au sens d’une destruction des interdits sexuels plus anciens.
Je ne m’attarderai pas ici sur ces stratégies, que je trouve par ailleurs plutôt sympathiques, bien qu’elles ne semblent pas permettre de beaucoup réfléchir sur le rôle oublié de ce qui a été détruit, et risquent, en conséquence, de rencontrer des effets en retour insoupçonnés.
-Pour ce qui concerne le refus de l’impossible dans le paradoxe constitutif de la culture humaine, il comporte aussi diverses variantes :
Il se déclare d’abord comme dénégation directe. « Ce n’est pas vrai, le paradoxe n’existe pas », « le monde est pur ou le redeviendra ».
-Il existe des variantes positives de cette dénégation directe : - soit absolue : Mais où voyez-vous donc de l’immonde ? Soit relative, dans l’idée d’un confinement volontaire efficace de l’immonde.
La simple négation de l’immonde relève d’une sorte d’optimisme résolument béat que moque gentiment Paolo Benigni dans « La vie est belle ». Elle appelle à ne voir que du beau, du bon, du logique, du vrai, du « vivre malgré tout », etc, là où, à l’évidence se généralisent des sources de malaise, d’inquiétude, de soupçon.
Mais comme souvent dans ces cas-là, aux plans sociétal comme individuel, ces affirmations positives s’accompagnent d’une multiplication des symptômes psychosomatiques, des hypocondries, des allergies en tout genre, ainsi que des angoisses sans objet, ou des délires plus ou moins joyeux. Nous trouvons la planète merveilleuse, les gens merveilleux, l’économie raisonnable, le quotidien plein de surprises miraculeuses, mais en même temps nous découvrons que les météorites font une drôle de tête et sont en train de se rassembler pour foncer ensemble vers la terre, ou que des Extraterrestres sont peut-être déjà parmi nous, etc.
Comme l’évoque une petite suite de dessins de Sempé, où l’on voit une dame soucieuse montrant à son petit mari tristounet le paysage magnifique dans lequel ils sont immergés, et qui lui dit : la rivière te murmure : regarde ce que je suis belle, les fleurs te chuchotent: respire-moi ; les oiseaux te chantent : tout est merveilleux, la montagne te dit : as-tu vu tout ce sublime ? et moi je te dis : va voir un psychiatre.
-Dans la variante relative du refus de l’impossibilité, l’immonde est parfaitement ou potentiellement tenu en échec. Le monde est certes pur, mais nous devons le nettoyer en permanence des impuretés qui s’y infiltrent. Nous sommes vigilants aux portes du monde. Nous contrôlons et nous balayons.
Ainsi, l’hygiène « clean » qui caractérise en général notre esthétique contemporaine reflète-t-elle cette certitude organisée en milice protectrice contre l’immonde qui, en quelque sorte, ne voit ou ne sent partout de l’immonde que pour prétendre l’expulser en permanence. Il ne s’agit donc pas seulement de magie ou de religion exorciste anciennes, mais d’un penchant de croyance permanent. La technicité possède davantage encore cette qualité défensive purificatrice. D’ailleurs, les purificateurs d’eau et d’air se multiplient, et nombre de technologies récentes convergent vers cet idéal de pureté, de propreté, de disparition numérique des avanies du corps organique. Le robot est propre, ce n’est pas comme nous un tas de viande, et en devenant cyborg, nous nous purifions pour ainsi dire par morceaux. C’est l’idéal que la philosophe américaine Donna Haraway nous propose à tous. A noter tout de même qu’elle est encore très loin de l’idéal que subit le sujet anorectique, pour qui la pureté revient tout simplement à se passer de la corporéité.
Il existe enfin un ensemble de variantes proprement négatives du refus du paradoxe constitutif de la culture : récusation ou accusation. Si l’impossible nous bloque, si l’impureté s’infiltre, ce n’est pas en toute innocence. C’est que certains en sont responsables. Chassons du monde ces ennemis importateurs d’immonde.
Nuance de la précédente, cette position glisse vers l’attaque franche des polluants les plus résistants en les subjectivant comme auteurs de leur propre malfaisance. On va les chercher dans leurs repaires, leurs ruches, pour les exterminer.
Notons tout de même le désespoir potentiel de cette solution par le nettoyage actif : la cristallisation de l’immonde sur ceux qui dénoncent la race ou la religion immondes ne permet pas plus que ces dernières (en créant une chaîne d’accusations réciproques, de suspicions croisées, de « bleuites ») de se saisir de la réalité d’un virus universel, dont nous serions tous porteurs.
L’expulsion des « responsables », ou des boucs émissaires chantants ou non, des Pharmakos, peut aussi, lorsque l’on reconnaît malgré tout une certaine impossibilité de l’extériorité du monde , être redirigée vers des zones intérieures où l’immonde est contingenté, isolé, ce qui revient à créer des zones d’extériorité, mais à l’intérieur.
Inutile de dire que l’on n’échappe pas non plus ainsi au paradoxe, car une fois parvenus à un monde planétaire, nous ne pouvons imaginer laisser des lieux non contrôlés, ce qui serait une simple régression à un état antérieur « non mondial ». En fait, nous le pouvons, comme Aldous Huxley l’a fait dans le Meilleur des Mondes, où les Sauvages vivent dans des réserves où le bienveillant pouvoir mondial n’intervient pas. Mais alors, la surveillance même de ces endroits rejetés, leur infiltration permanente au nom de la sécurité, du sanitaire ou de l’humanitaire, le refus organisé de leur extension indiquent qu’il s’agit d’un mensonge. La tentation est toutefois forte de créer de telles « zones », et nous voyons aujourd’hui que plus le monde du marché mondial et de son quadrillage étatique s’organise, et plus se désignent en pointillés des zones de « non droit », de non économie, de violence pure ou présumée telle.
Une solution également négative mais qui passe compromis avec la variante optimiste consiste, sans le faire disparaître, à dissoudre l’immonde en particules tellement fines qu’elles s’estompent dans une entropie impalpable. C’est ce qui était évoqué par Alexandre Duclos comme droits individualistes garantis dans la limite kantienne de leur innocuité pour autrui. Mais le paradoxe ici, ne nous quitte pas non plus, car il faut, pour dissoudre le mal potentiel présent en chacun, construire une société de surveillance de masse qui revient à rassembler en elle, dans ses centres de big data, tout l’immonde qu’on veut tamiser -voire dissoudre- chez chaque individu. C’est, finalement, la solution panoptique benthamienne poussée à l’extrême du périoptique (de la surveillance mutuelle sur le moindre dépassement de la dose acceptable de l’immonde chez moi et autrui) par la technologie contemporaine. Mais cette description -soutenue par Michalis Lianos- doit éviter le constat que la liberté -en apparence produite par l’extinction des normes communautaires par la bienveillante tolérance sociétale - n’est précisément qu’une tolérance organisée, surveillée. Il s’agit bien sûr d’un monde-prison, même si les cellules sont simplement celles des catégories normalisées de consommateurs, et si elles se constituent au nom de la liberté. On pourrait d’ailleurs à ce propos paraphraser la fameuse titulature des camps nazis et écrire : « Überwachung macht Frei. » (la surveillance rend libre) Ce qui ne serait pas sans ramasser notre paradoxe constitutif d’une façon saisissante.
-Enfin, il existe une forme de dénégation indirecte du paradoxe culturel anthropologique : la vie se passe du sens, on s’en fout, on passe outre, etc. Vous avez peut être raison, mais pendant que vous discutez pour savoir, d’autres agissent, etc. Bien entendu, cette solution, au premier degré pragmatique et libérale , peut aussi conduire, si elle est reçue par le grand nombre, aux stackhanovismes et autres rééducations des intellectuels chinois par le retour à la terre et aux mains calleuses, ou, au pire, à la Kalachnikov, sans parler des formes dérivées de l’iconoclastie. Par ailleurs, il n’est pas sûr que ce ne soit pas aussi une croyance théorique, une vision du monde, et donc une épuration, une reinigung.

Je ne veux pas vous entraîner dans les vertiges et les nausées qui proviennent directement du paradoxe vécu dans le corps, de la conception contredisant la perception, mais il m’est désormais impossible de vous épargner de considérer le fait que le refus, tout comme l’acceptation de l’impossible… sont au fond également impossibles ! Construction et déconstruction sont toutes deux irréalisables en finalité, parce que toutes deux se retournent immanquablement en leur contraire. L’absence de grand récit devient un grand récit, et le grand récit lui-même finit par se dissoudre dans ses propres méandres.

Condition du politique comme restauration du possible : la métaphore de la conversation entre solutions impossibles.
(Ou l’institution du « moins pire des mondes »)

Dès lors, sommes-nous confinés dans la situation mondiale contemporaine au non agir et au non penser ? Bref à la folie et au désespoir ? Ce serait ignorer que le paradoxe n’existe, dans tous les cas, que dans l’autoréférence. Or nous pouvons passer à un autre registre, qui est celui d’un certain arbitrage extérieur à la rencontre faciale des propositions. Cela s’appelle le Politique, qui se distingue en effet de la Police -comme a pu l’effleurer Jacques Rancière- mais seulement en ce qu’elle est un « second degré », ne rentrant pas en compétition directe avec les propositions de solutions du paradoxe, qu’elles soient positives ou négatives. Ce Politique ne relève pas du « cratos », de l’écrasement par tout pouvoir, c’est-à-dire par toute certitude du bien fondé d’une solution, puisqu’il ne réside que dans la conversation permanente des protagonistes, et certainement pas dans la Loi une fois convenue. Il ne réside dans aucune référence à « l’ordre public », parce qu’il ne relève pas de la souveraineté d’un peuple, mais du débat entre souverainetés, ces dernières, à leur tour, ne reflétant pas des peuples complets, mais bien plutôt des dimensions humaines présentes dans chaque peuple.

Il me semble qu’est décisive cette reconnaissance de second degré du réel de notre culture humaine dans son insuffisance structurale et radicale à changer le réel dans le sens de ce qu’elle souhaite et prescrit. En dépit de ce que nous dit Michalis Lianos, cette insuffisance est une description plus parfaitement matérialiste de notre condition humaine que les descriptions pessimistes et optimistes.

Bien qu’elle-même fort précaire et partiellement illusoire, cette reconnaissance de second degré est décisive, non pas du tout pour interdire de chercher et de trouver une croyance, c’est-à-dire une solution, une métaphore cathartique adéquate à l’organisation des différentes solutions contradictoires, mais au contraire pour aider à son efficacité partielle et temporaire, sachant que nous devrons ruser et fictionner, et que cette ruse, ce mensonge si vous voulez, devra néanmoins être au « service » de pratiques dont le déploiement général devrait produire le moins pire des mondes possibles.
Il vaut mieux en effet savoir que ce moins pire des mondes ne sera jamais très éloigné du meilleur des mondes (et donc du pire) qui est son horizon malgré l’euphémisme, mais l’euphémisme lui-même, piètre ruse en effet, peut suffire temporairement à ralentir les emportements les plus dangereux. Ruse donc, au service de la prudence et la douceur, la phronésis et le praos des Grecs, encore, qui sont décidément passés partout avant nous.
Il va sans dire que la métaphore même d’un « moins pire des mondes possibles » induit une « euphémisation », une atténuation du côté passionnel ravageur de l’impossible, lequel découle mécaniquement du seul fait d’admettre que chaque solution du paradoxe étant aporétique, elle ne peut et ne doit pas s’ériger en position souveraine dans un « cratos », un pouvoir transcendant, e cela même au nom du « démos » ou de sa partie majoritaire.
Cette euphémisation qui découle de la limite intrinsèque de chaque position telle qu’elle est reconnue par toutes les autres, revient à plonger les participants dans une conversation politique sans fin -quelle que soit l’importance numérique de chacune des positions (en termes de richesse ou de force militaire) que même un dictateur avisé ne pourra faire taire que très fugacement et très inutilement.
La solution suffisamment habile, ici, consiste à instituer le champ accepté de cette conversation, de telle sorte que, tout en étant poursuivie sans faire taire personne, elle se rapporte néanmoins à négocier les conditions de l’action pour vivre des conversants. Car ces conditions de l’action pour vivre sont différentes selon ces zoon politikon, ou plutôt ces homini fabulans, que nous sommes. Et elles ne le sont jamais seulement parce que nous sommes toujours déjà liés par certains intérêts pragmatiques à telle ou telle des fictions, des histoires, des mythes, des raisons que nous nous donnons, mais parce que ces dernières construisent, à partir de nos passions et de nos traditions, les « labyrinthes de contrainte -pour reprendre le mot de Jean Philippe Cornélis, qui vont ensuite nous obliger à vivre d’eux.
Une attitude active par rapport à ce « toujours déjà contraint », d’ailleurs permise par certaines failles du système général des rapports sociaux, implique, me semble-t-il, de construire une représentation négociée de nos positions par rapport à l’impossible de l’apurement du monde, en sachant que cette représentation sera nécessairement une ruse, une fallace, une approximation d’autant plus fausse qu’elle sera précise , etc.
Et ici la reconnaissance anthropologique des oppositions logiques entre acceptation et refus de cet impossible ne suffit pas en tant que tel. Son métalangage ne convient pas tel quel, car l’anthropologie n’est pas elle-même une position politique. Cependant, rien n’interdit que la recherche de la fiction politique s’appuie, se transpose de savoirs de second degré sur notre condition culturelle, et donc sur l’espèce de fraternité que crée notre commune impuissance à éliminer l’impossible, le réel du paradoxe au cœur de la culture humaine.
D’autant que, lorsque nous décrivons les contenus de nos positionnements toujours pseudo-logiques, nous observons qu’ils se caractérisent tous par des objets de prédilection, par des préférences acharnées dans les choix de vie, même si certaines options sont plutôt « majoritaires », ce qui ne signifie pas qu’elles sont plus légitimes au regard de leur capacité à contribuer au « moins pire des mondes possibles ».
Par exemple, la dénégation active de l’impossible (du mélange stable monde-immonde) est en affinité profonde avec la création technologique à base naturaliste, qu’elle soit autopurificatrice ou accusatrice. Or, certains d’entre nous -et surtout quelque chose en chacun de nous-, adhèrent à cette pensée, parce que, tout simplement, nous ne pouvons négliger aucune solution qui nous fasse sortir, croyons-nous, de la très inconfortable situation du paradoxe anthropologique. Mais la ruse adéquate ne consisterait-elle pas à délimiter un territoire légitime de l’exaltation de cette solution, ce qui nous permettrait soit d’y vivre (si nous sommes des technos fanatiques), soit d’y effectuer des visites (si nous y versons seulement de temps en temps) ?
Tactiquement, nous sommes obligés de convenir que c’est bien la prédominance sans partage de la solution technologique à l’apurement du monde qui doit être aujourd’hui traitée de façon urgente. Mais l’urgence, comme d’habitude, ne doit pas nous inciter à l’impatience en politique et au réductionnisme en théorie.
L’organisation d’une pluralité où les technophiles ont leur place -certes plus limitée qu’aujourd’hui- est la seule perspective viable, ce qui implique de créer une scène où nous acceptions de nous situer comme sujets d’une passion, d’une croyance, d’une tradition préférée en vis-à-vis du technologisme. C'est-à-dire d’une métaphore territorialisable à l’échelle du monde.
Mais il faudrait que cette métaphore, à savoir une comparaison, une conversation entre des façons différentes de vivre, dépasse largement l’ancien et éphémère modèle de l’opposition entre libéralisme et socialisme, entre Ouest et Est, chacun avec ses bombes atomiques et son équilibre de la terreur.
Bien sûr, si ceux qui sont actuellement sous l’emprise d’un refus acharné de l’immonde de la mondialité peuvent adhérer à la version « clean » de l’intervention technologique, d’autres s’opposeront à cette dernière en se raidissant en faveur d’une sorte de sacralité du naturel, et choisiront le camp exactement opposé. Il est d’ailleurs loin d’être impossible dès aujourd’hui de constituer à partir de cette opposition une extension des domaines « interdits à l’outrance technologique » -comme le sont déjà d’une certaine façon le « monde des parcs nationaux » ou celui des grandes sectes comme les Amish-.
Cette confrontation « dure » est, en un sens, inévitable. En effet, puisque c’est la technologie des communications qui définit la présente humanité en réduisant les distances entre ses composantes, c’est nécessairement un mode « anti-technologique » qui lui répond au même niveau. Selon cette aspiration adverse, l’humanité exige de se manifester aussi comme telle dans l’absence ou plutôt dans le contingentement territorial du technologisme, en définissant la convivialité directe, intercorporelle, comme le territoire opposé, celui où les technologies destituant l’humain comme agent n’ont pas cours, ou, à tout le moins, ne prédominent pas.
Dans ce cas, très réducteur mais assez suggestif, il existerait donc seulement deux grands territoires mondiaux : celui de la technologie poussée à tout -notamment la transformation de l’humain en robot- et celui de la non-technologie, renvoyant l’humain à une certaine « primitivité » reconnue comme valeur indépassable, et droit… pour chacun.
Or il est clair que nous ne pouvons nous contenter d’une opposition aussi simplificatrice. C’est pourquoi nous devons introduire des médiations dans la métaphore orchestrale (pour reprendre l’expression de Gilles Châtelet), ainsi que des subordinations fractales selon lesquelles l’opposé doit avoir droit de cité dans un ordre dominant, même sous forme subalterne, un peu comme des ambassades sont respectées aujourd’hui comme territoires de « l’autre souveraineté » dans le cadre international.
D’autres territoires se mettraient d’ailleurs spontanément en place face à ce domaine des technos : celui, par exemple, des fervents pratiquants de la vita activa que Arendt opposait à la production, et qui récusant l’idée même d’une réparation et d’une vigilance constante, ont tout de même besoin de frontières et de territoires pour ralentir les passionnés de la réparation et de la vigilance.
Il pourrait aussi exister des transpositions territoriales d’autres passions établies sur les positions anthropologiques pseudo-logiques. Par exemple, vicinités ou petites villes à taille « humaine » peuvent représenter l’idéal d’une vie civique ou civile où l’agora peut recevoir des fréquentations quotidiennes. On rejoint peut-être ici l’intersubjectivité selon Jean-Philippe Cornélis, par laquelle nous-nous rassurons mutuellement de la possibilité des diverses solutions incompatibles a priori par leur échange et leur négociation symbolique perpétuels.
Ou encore, une diaspora de hauts-lieux peut convenir -sans prétendre prendre la place des campus occupés par la gigantesque institution universitaire mondiale)- pour représenter ce désir de confronter et de croiser, voire de mêler différentes expériences de l’impossible -accepté ou refusé-notamment entre artistes, intellectuels et chamanes. Cette fois, il s’agirait plutôt d’échanger des sentiments (et donc des expressions de vécus non argumentés au comble de la précision logique).
Ceux qui nient absolument l’immonde d’une façon passive (« le monde est beau, où voyez vous l’immonde ? Le mal n’existe pas ! ») peuvent aussi vouloir faire de leur position un territoire mondial, en ayant reconnu -au second degré- que leur perception ne peut en aucun cas être partagée par… tout le monde. Or, là encore, on peut opérer un rapprochement entre cette attitude ou posture dans la vie et la représentation de la vie comme un voyage circulant entre les domaines technologique et naturel, passant au travers d’eux sans adhérer aux valeurs de l’un ou de l’autre, et pourtant protégée contre leurs affirmations péremptoires. Ceci peut dessiner une géographie de vastes couloirs de passage, un peu analogue à celle des transhumances de jadis, mais où la tolérance mutuelle est accueillie comme une valeur positive et non seulement comme un devoir (comme partout ailleurs).
Ces quelques exemples sont des propositions de délinéation territoriale en pointillés, certes non programmatiques, mais qui auraient l’intérêt, si nous les discutions un jour, de résoudre le problème de la coïncidence entre monde et immonde, par sa partition, et non par sa dénégation ou son exaltation.
Ce vieux procédé a déjà été utilisé pour la division des pouvoirs (et cela bien avant Montesquieu), mais à l’évidence, celle-ci ne suffit plus, puisqu’il ne s’agit plus de pouvoirs mais de croyances irréductibles les unes aux autres… sauf dans leur impossibilité commune de résoudre le dilemme anthropologique.
Notre proposition de « territorialisation des grandes dimensions humaines » correspond à un compromis, mais qui n’est pas seulement d’ordre technique : il s’agit d’abord de reconnaître les aires de « façon d’être » qui divisent la psyché humaine comme autant de réconciliations impossibles de soi à soi (d’énonciateurs à énonçeurs), et en ce sens, nous divisent tous, tout en représentant nos préférences, pour autant que nous ne pouvons résider en même temps dans toutes nos passions d’être.
Ces aires, domaines, territoires passionnels ou « positionnels », ne sont certainement pas aussi nombreux que les 240 Etats-Nations qui faïencent la planète. Tout simplement parce que, dès-lors qu’ils concernent tous les êtres humains (ce qui fonde leur caractère « anthropologique »), ils tendent à se confondre avec les oppositions métaphoriques s’organisant à ce niveau. Ils correspondent par exemple aux différences essentielles concernant ce que nous considérons comme « le plus grand groupe possible ». Si ce groupe est effectivement l’humanité contemporaine planétaire, alors il doit nécessairement se cliver selon les lignes de partage qui opposent les façons les plus antagoniques d’organiser cette humanité.
Il serait judicieux que cette pluralité oppose dans une conversation mondiale les façons de vivre qui nous tiennent à cœur comme autant de variantes légitimes et limitées de l’Humain, c’est-à-dire au fond, d’un projet de comblement impossible des défauts de la parole par des prises de paroles positionnées.
Le mode technologique ne serait dès lors ici qu’une des positions tenues envers et contre toute évidence, mais parmi plusieurs autres distinctes entre elles, comme la vie nomade, la vie conviviale familière, vicinale et locale, la citadinité de petite taille, la galaxie culturelle, etc, envisagées comme autant de mondes autonomes et distincts, dans le multimonde planétaire. Celui-ci les confronterait de façon nécessairement pacifique et réciproquement limitatrice, puisqu’étant chacune une dimension culturelle de l’homme et donc de chaque Humain .

Du territoire: entre la sporulation auto-immune des Etats-nations, et les futures souverainetés dimensionnelles

Il importe enfin de bien observer l’innovation que permet cette vision du monde comme partition essentiellement politique, ou définissant même l’essence du Politique à l’ère de la mondialité : elle ne repose plus sur celle des Nations ni des Religions -bien que ces dernières aient sûrement contribué au cours de l’Histoire à soulever la question de la contradiction entre souveraineté et arbitrage-.
Les Nations (au sens moderne d’Etats-Nations) ont en effet surgi et se sont cristallisées (un peu comme des spores pour des bactéries parvenant à combler leur boîte de Pétri) comme réactions auto-immunes à la destruction des souverainetés individuelles et conviviales par la logique des pouvoirs. Elles se sont constituées comme démocraties tout en réagissant immédiatement au défaut essentiel de celles-ci : être des Pouvoirs. Le « cratos » (dont Julien Coupat rappelle qu’il réfère à l’écrasement du corps vaincu par le corps vainqueur dans la lutte gréco-romaine), même et surtout s’il s’exerce au nom du citoyen armé (le Hoplite, et sa conséquence collective, le Populus), n’en est pas moins un pouvoir écrasant. Il l’est encore en « démocratie », où la minorité est écrasée en toute légitimité au nom de la majorité du démos.
Le transfert de la souveraineté du Roi au Peuple, (entre Hobbes et Rousseau) n’enlève donc rien au caractère absolu -parfaitement abusif- du pouvoir, le plus souvent pour des raisons excellentes (urgence, menace, etc.). Mais l’attaque intellectuelle de la notion de souveraineté (par Jacques Derrida, par exemple) cache une confusion : à savoir que l’affirmation de souveraineté nationale envers les autres nations n’est au fond qu’une réaction à la mise en cause des souverainetés intérieures, celles des sujets humains et de leurs groupements, par les pouvoirs absolus nés de la Loi de portée potentiellement universelle.
Le penchant totalitaire de Rousseau, qui a pourtant soutenu Marx, est rarement reconnu, peut-être du fait que les mécanismes institutionnels des Etats modernes semblent répartir les formes du pouvoir jusqu’à ce qu’il devienne indécelable, ou qu’il apparaisse réellement sourdre de tous les désirs (selon l’illusion foucaldienne). Plus le Pouvoir est légitime et menace d’écraser (comme «cratos ») la minorité, la solidarité locale, la commune, la « micro-société », et davantage semble devenir nécessaire l’instauration d’une ligne de défense nommée frontière et la territorialisation d’un Etat-Nation. Ce dernier, en effet-, lorsqu’il se trouve dans la situation d’être petit ou minoritaire dans le « concert des Nations », risque d’être lui-même écrasé, absorbé, influencé. Il ne doit sa survie qu’au principe de respect des souverainetés, lequel autorise un Etat minuscule à faire valoir son existence devant les « Nations-Unies », par exemple.
Notons que tel n’est pas le cas d’une « minorité », qui ne peut qu’exiger sa survie au sein d’un ensemble relevant d’une logique qui n’est pas la sienne. Et c’est pour ne pas être réduit à une telle « minorité » que le petit Etat-Nation se propose comme inviolable, et visant à « l’autonomie », voire à « l’indépendance alimentaire ». Cette logique a fini par triompher officiellement des impérialités diverses, même s’il s’agit souvent encore de formes plutôt que de réalités substantielles.
Mais, en reconnaissant pleinement que la souveraineté des Etats-Nations -grands ou petits- n’est qu’une réaction auto-immune à la production de la démocratie comme pouvoir surplombant les minorités intérieures, on reconnaît aussi implicitement que ces minorités pourraient -ou devraient- être elles-mêmes considérées comme souveraines.
Cette reconnaissance implicite soulève alors un autre problème, en apparence plus pragmatique que théorique : à savoir qu’il faut admettre que n’importe quelle association ne peut être reconnue comme souveraine sans détruire la société civile (celle du cadre d’expression politique des sociétaires) dans laquelle elle s’inscrit inévitablement .
Mais en référant les grandes dimensions anthropologiques à notre topologie des positions prétendant gérer l’immonde dans le monde, nous pouvons apercevoir un lien entre logique, division subjective et positionnement en « modes de vie », ce qui peut donner des idées pour inventer un ordre de médiations, de modes de discussion pratiques entre passions « représentées » sur cette scène mondiale par des territoires qui leur seraient associés. Peut-être s’agit-ils de nouveaux peuples, mais étant donnée leur caractère partiel et fractal, il vaut mieux les confirmer comme « dimensions », et leur souveraineté, souveraineté dimensionnelle.
Ainsi nous donnons-nous une chance, en remplaçant Dieu et le Diable par la partition des dimensions de l’Humain, de contenir l’immonde sans prétendre l’expulser du monde : il suffit d’admettre que l’Autre dimension, celle qui recèle l’Immonde de Ma dimension, peut transiger avec moi sur nos droits d’occupation de notre planète commune, puisque dans cette politique, je sais que ma conception du monde et de l’immonde est au moins aussi arbitraire que la sienne…. Et réciproquement. Nous nous autolimitons désormais en réduisant nos culpabilités : c’est le territoire voisin qui, contenant ce que je ne puis admettre, m’empêche à mon tour d’entraîner le monde dans mon propre emportement vertueux… Et réciproquement…


Denis Duclos


Bilan (issu de discussions successives avec les participants) :

Ce séminaire, portant sur le positionnement "inévitable et impossible" (face au soutenable et à l'insoutenable), illustre en lui-même une solution : ni succession réglée de points de vue, ni mouvement vers une majorité ou une unanimité, il produit -sous le registre de l'amitié "zététique"- son propre courant de transferts interpersonnels souterrain. En apparence, consciemment, chacun reste sur son mode d'expression et ses repères fondant de quasi-certitudes sans les comparer aux autres, tandis que, comme par en dessous, nous entendons ce qui se dit et cela nous modifie. Quelque chose reste qui sera repris à telle ou telle occasion par l'un ou par l'autre.

Bien évidemment, un tel mode de transferts ne peut pas valoir pour des conversations stratégiques entraînant de très grands nombres. Mais il signale néanmoins quelque chose : si solution commune il devait y avoir, elle résiderait moins dans une convergence formelle que dans l'empathie entre les participants, celle-ci, à son tour, se révélant une forme d'acceptation des paradoxes liés à la parole pour chacun. Autrement dit : un tel séminaire, davantage sans doute que d'autres conversations, nous indique (parfois au risque du mal de tête !) que le collectif est surtout une rencontre de circonstances, de contingences, de bifurcations, de dérives, de polarisations et de renversements de sens. Il manifeste la pluralité.

Peut-être pourrait-on envisager, pour exploiter ces potentialités lorsque l'on en ressent la nécessité, de théâtraliser ces différences, par exemple, en demandant à chaque participant de "jouer" au moins quatre rôles au cours d'une semaine de présence soutenue : son "propre" rôle, au sens de la position spontanément adoptée; le rôle supposé symétriquement opposé; le rôle d'une médiation du premier vers le second; le rôle d'une médiation du second vers le premier.

Imaginons un exemple : dans un séminaire sur "l'enjeu écologique", Ego peut se situer d'emblée comme "indigné". Il devra alors jouer aussi le "cynique" qui lui fait face, décrivant l'objectivité des processus sans s'y inscrire. Mais il devra aussi à un moment prendre le rôle d'un cynique tentant de reconnaître le point de vue de l'indigné afin de négocier une solution pratique; et enfin, à l'inverse, se comporter en indigné obligé de faire des concessions au "réalisme". A la fin, le participant revient (ou non) à sa position de départ, peut-être même encore plus fermement, mais en tout chargée d'expériences intérieures de l'altérité !