Pourquoi « Doubles vies » d’Olivier Essayas est-il si parfaitement plat, malgré les efforts désespérés de Juliette Binoche, Vincent Macaigne, Nora Hamzawi et Guillaume Canet ?

Denis Duclos

La platitude, surtout dans les électrocardiogrammes, signale autre chose que l’ennui poli d’un malade très civilisé et de son entourage d’une exquise urbanité. La mort est là, qui s’annonce « pour tous et pour toutes », comme dirait un gentil animateur de France Cul, partie intégrante du problème.
Le plus intéressant, dans le film d’Essayas, est qu’il croit visiblement parler de la vie « malgré tout », puisque les quarantenaires diplômés parisiens qu’il met en scène dans leur quotidienneté prodigieusement banale réussissent tout de même à élever qui un petit garçon (certes en le chatouillant pour le renvoyer au lit), qui un fœtus de trois mois, encore « grand comme une lentille » selon la gracieuse expression de la mère.
Atteindre ce degré de conformisme sur tous les plans possibles (image, décors, dialogues, personnages, intrigue, etc.) est une gageure en soi, presqu’une originalité. Peut-être y-a-t-il anguille sous roche ? Une volonté sous-jacente d’un auteur ironique ? Surtout si l’on tient compte du nombre de banalités qui s’échappent du sourire crispé en permanence de Guillaume Canet. C’est incontestable : Essayas se moque de ses personnages, gentiment, doucement, sans éclats et sans baffes (si l’on exclut la critique de la série policière où Binoche joue une fliquette explosant à gros calibres des terroristes de banlieue, le moment le plus bruyant du film, mais qui n’empêche pas de se rendormir ensuite dans la douceur de la boboitude des jolis quartiers à 10 000 euros le mètre carré, café « populaire » inclus).
La question, cependant, ne semble pas réglée par l’appel à la « lucidité » de l’auteur, lucidité qu’il fustige lui-même via le rictus immuable de Canet comme « parfaitement inutile ».
Quelque chose échappe à Essayas, autour de ce : « il ne se passe rien » au-delà de quelques inquiétudes économiques mondialisées, et des tromperies copulatoires mutuelles automatiques et pardonnées d’avance. Ouf : nous avons donc droit, entre plusieurs grains de sagesse post-lacanienne, à la formule : « tout change pour que rien ne change » qui nous prémunit même des gilets jaunes, survenus après le tournage, à l’évidence.
Qu’est-ce qui échappe à Essayas ? D’abord, ce qui est « plus fort que lui », à savoir sa propre croyance dans une classe artisto-intellectuelle parisienne qui est, en réalité, largement fantasmatique pour ne pas dire fantômatique. Car dans ce premier degré de la critique, le réalisateur ne tient pas compte d’un fait, évident pour un provincial un peu analyste : le « milieu » qu’il fait tenir sur scène, d’ailleurs dans une tradition bien établie de la « comédie franchouillette », n’a d‘existence que dans le stéréotype. Aura-t-il beau témoigner qu’il « en connaît autour de lui », qu’on lui rétorquera facile qu’il s’est fait piéger par l’apparence que certains se donnent pour avoir l’air d’exister.
Là encore, l’auteur peut semble s’imposer dans le doigté, le tact, la surface verbale, l’ironie légère, la délicatesse (ah non, pas encore Rivoire et Carré, pardon Caro et Jeunet !), et dire le vrai élégamment caché sous la fiction (celle de l’édition, du livre, des auteurs, etc.). Oui, mais en dehors de quelques amateurs de porcelaines fragiles, personne ne peut rejoindre ce « dessous » des apparences et des bavardages sans fin, parce que, justement, il n’y a pas de dessous. Il est dissous.
C’est cela qui échappe à Essayas : tout ce petit monde dont, finalement il semble lui-même se rassurer qu’il persiste, tout comme Paris ne parvient pas à « mergitur » malgré tous les efforts de la Belle de Cadiz qui en est la mairesse endiablée, tout ce monde de références croisées, d’un tissage de réconforts mutuels, a, en réalité, disparu depuis longtemps. Essayas ne nous parle pas d’un univers finalement paisible, de bon goût et durable de quarantenaires diplômés et aisés, mais d’ombres portées sur les murs d’un Hiroshima haussmanien qui n’a pas encore déflagré, mais qui est pourtant déjà en cendres. Pas même : en absence pure. Entièrement transposé sur la carte postale, elle-même virtualisée.
Mais peut-être a-t-il « inconsciemment » voulu nous suggérer cette possibilité ? Je ne le crois pas. Le propos est posé de façon trop logique : il y des gens qui vivent dans la capitale, avec un métier et des sentiments. Ils s’inquiètent un peu des turbulences dont la rumeur planétaire nous dit qu’elles proviennent du climat (des affaires) et de la liberté (des coucheries), mais finalement tout s’arrange.
Bien sûr, on pourrait être tentés d’objecter : çà ne s’arrangera pas ! Il faut vous réveiller ! Ou encore : ce n’est pas bien de parler de ses plumardises croisées dans les romans !
Mais la vraie objection au film d’Essayas ce serait plutôt : après l’auteur -et son monde éditorial fantômatique, -électronique ou papivore on s’en fout- vient le « prepper ». Et le problème de ce dernier, ce n’est pas la romance fadasse des « orientations » sexuelles, mais comment récupérer des terres aux SAFER, et de mettre au boulot famille et amis pour produire suffisamment de patates bio quand l’économie-monde se sera bien crashée.
Bon, c’est un peu provocateur, et ce n’est pas destiné à Essayas, qui continuera sans doute à survoler Paname dans le ballon de ses illusions. En revanche, j’espère que Juliette Binoche -que j’adore - nous rejoindra pour monter le potager en permaculture !


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